À l'approche des élections législatives de 2024, l'intensification des distributions de tracts et des campagnes de porte-à-porte est notable. Il n'est souvent pas nécessaire d'examiner le contenu d'un tract ou d'une profession de foi pour en déduire l'orientation politique. Les identités visuelles des partis politiques français sont le fruit de plus d'un demi-siècle d'évolution ou de rupture avec le paysage visuel politique traditionnel. Que nous disent ces identités sur le paysage politique et ses sources d'inspiration ?
40 années de façonnage d’un paysage politique
On attribue, un peu abusivement, l’apparition du marketing politique à la campagne de Kennedy en 1960 aux États-Unis. Conseillé par Ted Sorensen, Kennedy va construire une image pensée pour la télévision, nouvellement envahie les foyers américains, faisant de Kennedy “un bon père de famille”, proche des gens ; loin du milieu huppé dont provenait le futur président.
Comme souvent, les États-Unis fascinent les élites françaises qui essaient de les imiter. Dès 1965, Jean Lecanuet en France, puis plus franchement encore Valéry Giscard d’Estaing en 1974, conseillé par Jacques Hintzy de l'agence Havas-Conseil, veulent bousculer les codes solennels de la parole politique. De grandes affiches ne montrant que son image, une typographie qui paraît aujourd’hui bien rétro mais surtout bien reconnaissable, et un slogan populaire, “Giscard à la barre”.
Par la suite, toutes les campagnes présidentielles s’inspireront de celle de VGE, et les candidats s'entourent de publicitaires qui façonneront leur image et mettront en place les codes dont la communication politique et les identités visuelles d’aujourd’hui sont les héritières.
Se dessinent au fil des décennies, un langage guerrier et décidé de la droite allié à des nuances de bleu plus ou moins foncé ; le refus du rouge par les partis socio-démocrates sous Mitterrand (préférant des couleurs plus neutres et moins associées aux mouvements révolutionnaires), puis son usage parcimonieux par Jospin et Royal. Ce rouge est, en revanche, emprunté par la gauche la plus radicale pour symboliser la rupture. Enfin, le jaune s’impose comme la couleur du centre et des partis libéraux. Ces usages ne sont pas vraiment différents de ceux qu’on peut trouver chez nos voisins européens.
2017, année marquante d’un virage des identités visuelles politiques françaises
Puis vient la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Une campagne façonnée par une génération ayant intégré les codes visuels des 30 années précédentes et bien décidée à les bousculer. Mélenchon, symbole d’une campagne de gauche de rupture et radicale, va délaisser le rouge du Front de Gauche pour lequel il était candidat en 2012 et proposer une identité visuelle autour d’un symbole : la lettre grecque Phi, que les futurs adhérents peuvent facilement dessiner. L’objectif, selon Manuel Bompard, est d’obtenir “quelque chose de plutôt rond, pas quelque chose de brutal”. Le mouvement va tout faire pour adopter ce “phi” et en faire le symbole d’une force de gauche de rupture ; le phi est suffisamment abstrait pour s’inviter dans le paysage urbain sur des affiches sans donner l’impression qu’il s’agit d’une simple publicité pour une organisation politique.
La palette de couleurs propose un rouge adouci, complété par un bleu clair inhabituel pour les partis de gauche, et un travail photographique qui joue sur un éclairage et un étalonnage très naturels.
Cette réponse visuelle vise à faire passer le repositionnement de Mélenchon, qui ne veut plus jouer le rôle de celui à la marge de l’échiquier politique de gauche, mais plutôt devenir le représentant d’une gauche qui, tout en ne reniant pas la rupture, vise à gouverner et se positionne comme tel.
Le succès électoral qui s’ensuivit, faisant de La France Insoumise un parti essentiel de la gauche là où le Front de Gauche avait échoué cinq ans plus tôt, est en partie dû à une direction visuelle qui a su répondre aux craintes et réticences qu’une telle proposition pouvait provoquer.
La France Insoumise fera par la suite évoluer son image en adoptant progressivement le violet (synthèse des deux couleurs utilisées jusqu’alors) et une gamme de dégradés qu’on attribuerait davantage à des marques visant les jeunes.
À cette époque, Emmanuel Macron apparaît également sur la scène politique. Refusant de se catégoriser comme de droite ou de gauche, il fait face à un défi en termes d’image. Le résultat est une identité très peu clivante, avec des nuances de bleu qui s’éloignent de ceux utilisés par la droite traditionnelle, tout en étant suffisamment reconnaissables et distinctives pour que certains puissent se demander si le futur président n’était pas un peu de gauche. Le logo du parti (“En Marche”) est simplement noir.
L’élément le plus reconnaissable est peut-être la typographie, la Gill Sans en version inclinée. Une typographie dont le candidat, une fois élu, aura du mal à se détacher, entretenant un flou entre président et candidat.
La nouvelle typographie de l’État, mise en place sous la présidence de Macron, la Marianne, se rapprochera un peu de la Gill Sans. Puis, cinq ans plus tard, la typographie du candidat à sa réélection, la Maax, brouillera toujours plus les pistes avec le statut de chef de l'État de par sa grande proximité.
À l’extrême droite, l’évolution de l’identité visuelle des candidatures présidentielles et du parti des Le Pen, le Front National devenu Rassemblement National, sera une mise en pratique évidente de la stratégie de dédiabolisation voulue par Marine Le Pen pour faire accéder l'extrême droite au pouvoir par les urnes.
Si son père utilisait souvent l’iconographie du drapeau français bleu-blanc-rouge et le logo de la flamme, Marine Le Pen adoptera une stratégie visant à apaiser l’image de son parti en empruntant des codes graphiques inspirés des partis de droite traditionnels. Visuellement, on souhaite replacer le RN comme un parti de droite comme les autres. Une astuce qui fonctionnera plutôt bien auprès des médias, qui commenceront à identifier le RN comme un parti de droite classique, dédiabolisé, car “regardez, ils ont changé de bleu !” (voir l’excellent thread et site de Datagif sur l’évolution de la représentation colorielle du FN par les médias mainstream).
En 2017, c’est la couleur “bleu marine” ; le FN n’affiche même plus le nom de son parti et lui préfère une rose, symbole d’apaisement (dans un design graphique dégueu tout droit sorti des années 80). En 2022, la mention du site “Mlafrance” remplace le RN, et le bleu marine s’inspire de celui des Républicains. Au second tour, Le Pen adoptera même une typographie italique semblant presque empruntée au candidat Macron de 2017, rendant toujours plus flou son positionnement politique par l'aspect visuel.
En 2024, 3 identités visuelles tranchées montrant 3 positionnement différent
En 2024, suite à la dissolution de l’Assemblée nationale et la convocation de législatives anticipées, la gauche parvient à trouver un accord pour proposer un Nouveau Front Populaire. Cette alliance transpartisane réunit plusieurs mouvements politiques ainsi que des associations. L’objectif de l’identité visuelle est de proposer quelque chose de simple, rapide et dans laquelle toutes les composantes de cette union peuvent se retrouver.
L'astuce trouvée est celle du ruban “sucre d’orge” qui rassemble les couleurs principales des différents mouvements du Front Populaire (Les écologistes, le PCF, Place Publique, LFI et le Parti Socialiste). Plutôt qu’un dégradé où les nuances se mélangent, on peut y voir une alliance de circonstance, de moment. Une gauche arc-en-ciel dont le symbole rappelle également le “No” du référendum chilien, marquant la fin de la dictature de Pinochet.
La typographie est simple et carrée, transmettant un sentiment d’urgence et d’unité. Les dégradés de la campagne Insoumise aux Européennes et les contrastes tendances de celle de Glucksmann ont laissé place à de bons vieux aplats qui, bien que peut-être moins attrayants graphiquement, donnent ce sentiment d’urgence et non de “produit marketing”. On note que le rouge revient comme couleur principale de la coalition, qui se positionne comme le bloc de rupture par la gauche du gouvernement.
Impossible de mentionner l’identité visuelle du Nouveau Front Populaire sans parler de la mobilisation graphique populaire qui l’a accompagnée. Héritée des mouvements de base américains (comme ceux ayant soutenu Sanders en 2016) et des mouvements sociaux français, l’art de l’affiche militante a accompagné le front populaire. Dès sa mention le soir de la dissolution, l’illustrateur Dugudus propose un visuel comme symbole de ralliement. Le studio Fidèle lui emboîte le pas, ainsi que le site 24x36.art. L’objectif est de mobiliser par la propagation de messages positifs et colorés, à rebours des propositions des deux blocs adverses.
Pour le camp présidentiel, après une campagne européenne se terminant par un des plus grands désaveux populaires de la Ve République, le repositionnement de communication est simple : se présenter comme la seule issue possible et souhaitable, les seuls raisonnables. Visuellement, cela se concrétise par un emprunt grossier à la typographie de la Génération Mitterrand de la précampagne de 1988. En 1988, Mitterrand sort grandi de deux ans de cohabitation et joue sur une image “au-dessus des partis politiques” et ultra personnifiée d’homme fédérateur (son affiche de campagne ne montrera même pas son nom ou son parti). Pour la précampagne, Ségéla imagine une campagne autour de la figure du Tonton, clamant qu’il existe une génération Mitterrand, unie sous la bannière du président.
C’est cette nostalgie que le parti présidentiel souhaite exploiter 35 ans plus tard avec le retour de cette typographie super rétro associée à l’image d'Attal. Le tout devant un dégradé bleu turquoise granuleux, utilisé précédemment par la communication de l’Élysée. Pas sûr que la référence prenne, car la figure d'Attal, à peine 35 ans, ne peut avoir l’aspect fédérateur d’un Mitterrand dépassant les 70. Enfin, c’était sans compter le contexte : il est difficile de voir autre chose qu’une astuce marketing dans l’évocation de valeurs de cohésion après une pratique du pouvoir ultra violente et sans concertation des corps intermédiaires.
À l'extrême droite, la dédiabolisation visuelle atteint son paroxysme. Le visage presque poupin de Bardella, sanctifié par les médias comme une figure jeune et dynamique, s’associe à un bleu azur (hérité des affiches des Européennes 2024 où il posait devant un ciel bleu clair). Le fait que les candidats du parti s’effacent pour laisser place à l’image du candidat au poste de Premier ministre n’a pas vraiment alerté les médias (qui s’étaient pourtant émus deux ans plus tôt lorsque la gauche essayait de personnifier les législatives). Rien de particulier à dire tant l’objectif de ce visuel est de ne pas cliver mais de répondre au positionnement imposé par le RN et les médias de ce parti comme celui de l’alternance logique. Une candidature de droite, “évidemment” républicaine. L’affiche ressemble davantage à celle de Sarkozy en 2007 qu’à celle de Jean-Marie Le Pen. Une astuce marketing qui ne semble plus choquer grand monde.
Bon, alors, que dit l’identité visuelle d’un camp politique ?
Impossible de conclure sans assumer une évidence : l’identité visuelle en politique n’assure rien en soi. Cependant, elle dit beaucoup des intentions des différents partis.
Que ce soit le symbole de l’union de circonstance boostée par la mobilisation populaire pour le Nouveau Front Populaire, les emprunts historiques symboles d’une fascination marketing plus que de politique de fond de la majorité sortante, ou l’image aseptisée et peu clivante d’un parti qui a réussi à se muer sur la forme plutôt que sur le fond et à se faire accepter d’un champ médiatique déboussolé.
S’aiguiser à l’interprétation du langage visuel et du poids de l’identité visuelle est important pour faire émerger une lecture critique. À l’ère des mass médias et des chaînes d’information complètement obnubilées par l’image, où les faits ont une importance toujours moindre et où l’attitude d’un personnage est plus interrogée que ses propositions concrètes, cela paraît vital.
Pour approfondir le sujet
→ 1974, une partie de campagne de Raymond Depardon
→ "Les affiches électorales de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1965 a 1988" par l'Institu Mitterand
→ "Comment la France insoumise a installé son «phi» dans le paysage" sur Libération
→ Thread de Valério Motta sur la confusion entre candidature et présidence en terme d'image pour Emmanuel Macron.
→ "La mobilisation graphique en soutien au Nouveau Front populaire : affiches, autocollants, stickers…" sur Le Monde